Sacrifices védiques et karma

Un des aspects les plus marqués des origines polythéistes primitives de la religion védique est incontestablement le sacrifice (yajana यजन​). On distinguait le sacrifice accompli pour soi-même (ce qui était un des devoirs du brahmane) du sacrifice accompli pour une tierce personne qui en était commanditaire, le plus souvent un noble, un kshatriya.

Les deux derniers devoirs datent de l’époque védique et mettent en relief la nature rituelle de cette religion, plus particulièrement du feu purificateur représentant le dieu Agni, devant lequel se tenait le sacrifice. Les pratiquants du védisme considéraient en effet l’univers comme quelque chose où tout pouvait être dévoré, retransformé, recyclé. Selon Dasgupta, les védiques voyaient l’univers lui-même comme le résultat d’un sacrifice fait par le Seigneur Suprême. Un parallèle intéressant peut être fait avec la religion suméro-akkadienne, par exemple, où les océans et le ciel sont issus du sacrifice des deux dragons primordiaux (Apsu et Tiamat) par leurs fils eux-mêmes. L’indianiste et orientaliste allemand Matin Haug a décrit le sacrifice comme

«une chose invisible, omniprésente, comme l’électricité dans un appareil électrique qui n’attendrait qu’une opération appropriée pour que se déclenche son pouvoir»

Devant ce feu purificateur rituel, manifestation d’Agni, une autorité le brahmane offrait de la nourriture en sacrifice aux devas, afin d’obtenir une faveur pour lui-même donc, ou pour une tierce personne qui commanditait le sacrifice. Ces sacrifices incluaient du lait, du miel, du yaourt, du beurre, des fleurs, du blé, de l’huile, et dans les cas les plus graves, des animaux. Le sacrifice était accompagné de formules rituelles, de la récitation des védas et de chants. Avec le temps, le mot yajana devint polysémique, désignant certes le sacrifice en lui-même, mais aussi n’importe quel acte de dévotion personnelle ou bien d’adoration. Par exemple, certains considèrent que la pratique du yoga est une forme de yajana. Il faut préciser que les offrandes et les libations font toujours partie de la vie quotidienne des Hindous, particulièrement durant les grandes cérémonies comme les mariages. Bien sûr, l’époque des grands royaumes qui offraient d’immenses sacrifices est terminée, et les yajña (sacrifices hindous) se font désormais bien rares. Il s’agit tout au plus de belles fleurs ou de miel offerts à une divinité (comme Laskhmi déesse de la fortune) afin d’avoir un mariage prospère. On parle en fait plutôt de pûjâ (पूजा), une offrande destinée à faire descendre le pouvoir d’une divinité dans un lingam, une statuette rituelle.[1] Il est bien sûr possible que dans un coin reculé de l’Inde, il existe encore des brahmanes qui pratiquent des sacrifices conséquents avec sacrifice animal à la clé, néanmoins cela n’est nullement représentatif de la tendance actuelle, étant donné que le principe philosophique d’ahimsâ («non violence») a naturellement mis fin au sacrifice de créatures vivantes.

Dans les temps anciens, il est vrai que les choses étaient différentes. Certains rituels pouvaient durer des mois et monopoliser les ressources de royaumes entiers. Les épopées nous racontent ces grands sacrifices au caractère somptueux et grandiloquent. Ainsi, dans le Râmâyana, on fait par exemple mention du sacrifice du cheval, nommé ashvamedha (अश्वमेध). Le Râmâyana est un récit légendaire mais le sacrifice du cheval existait bel et bien, c’était un des sacrifices les plus sérieux et les plus solennels, il ne pouvait être réalisé que par un roi et pour des cas particuliers, comme expier une faute ou avoir une descendance. C’est ainsi que le père de Râma, Dasharatha, fort vertueux mais attristé de n’avoir aucune descendance, eut recours à deux rites dont celui-ci. eut quatre merveilleux fils de ses trois épouses: Râma lui-même, (l’aîné), les jumeaux Lakshmana et Shatrughna, et enfin le benjamin, Bharata, tous exceptionnellement beaux, forts et justes. [2]

Il faut souligner qu’un sacrifice védique obéit à une codification extrêmement précise; il doit tout d’abord être shrauta (ष्रौत​), «conforme à la parole entendue/révélée». Les textes shruti contiennent des descriptions très précises quant aux rituels qui doivent être accomplis. Ensuite, les rituels doivent être respectés au détail près. Le moindre objet mal orienté, le moindre geste mal exécuté, le moindre mot mal prononcé et un sacrifice entier peut être gâché, avec des conséquences potentiellement très fâcheuses sur son son commanditaire… On ne sollicite pas impunément les faveurs des dieux ! Parallèlement, un sacrifice réussi est supposé être efficace à chaque fois, et si par malheur celui-ci avait pour but de nuire, alors il devient très difficile à la victime de se protéger des faveurs divines requise contre elle. L’ordre du sacrifice doit refléter l’ordre cosmique universel, réglé comme une horloge, qui ne souffre d’aucune imperfection. Un exemple très cocasse illustre ceci narré dans le Shatapatha-Brâhmana: le dieu-forgeron Tvashtr voulu créer un démon capable de tuer Indra pour venger le meurtre de son premier fils. Durant le rituel, les brahmanes voulurent prononcer le mot indrashatrurvardhasva, «que prospère le vainqueur d’Indra», mais ils n’accentuèrent pas le mot correctement, ils le prononcèrent pas l’accent initial, ce qui changea tout son sens… Les brahmanes dirent donc «que prospère celui qui est vaincu d’Indra», et le résultat ne se fit pas attendre: Indra tailla en pièces le démon créé pour l’assassiner… [3], [4] N’oublions pas que le verbe est sacré, dans l’hindouisme, et que la langue sanskrite, langue liturgique des hautes castes (par opposition au prakrit, langue véhiculaire des basses castes, dialecte) est un moyen de transmuter dans le monde physique la force des dieux, via le pouvoir créateur du son. Ce n’est pas par hasard que l’âkâsha (l’Éther, le fluide universel, un peu comme la Force dans Star Wars, si vous voulez) est associé au son. La première étape de l’apprentissage du sanskrit est donc la prononciation rigoureuse de ses phonèmes, très tôt théorisée par de célèbres grammairiens, comme Pânini (4ème s. av. JC).

Revenons aux sacrifices, qui très tôt furent appelés kriyâ (क्रिय​​) ou karma (कर्म), un mot familier, qui au départ signifie «action». Qu’ils aient un objectif bon ou mauvais, moral ou immoral (nous l’avons vu, solliciter un sacrifice dans des intentions destructrices n’était pas impossible), la loi immuable de l’Univers voulait qu’ils aient toujours leurs conséquences inexorables: il s’agissait de la rita (ऋत), la justice, la loi, l’ordre des choses, qui se rapproche beaucoup du dharma, et qui va donner la loi du karma dans les stages ultérieurs de l’hindouisme. Pour McDonnell, la rita désignait aussi:

«L’ordre, dans le monde éthique, conçu comme le vrai et le juste, et le rite, dans le monde religieux»

Les deux étaient consubstantiels, on comprend donc aisément comment cette première utilisation du mot karma a pu dériver pour donner le système philosophique complexe qui est actuellement au cœur de l’hindouisme.

Le sacrifice védique est donc la pierre angulaire de cette religion, il existe sous toutes sortes de formes et de types, du petit sacrifice domestique accompli par le brahmane (homa होम​) jusqu’aux sacrifices gargantuesques comprenant des mois de rituels. Ils ont amené les habitants de l’Inde à s’interroger sur l’ordre cosmique et ça correspondance avec les demandes terrestres des hommes, les deux demandent minutie et précision, souci extrême du détail, sous peine de subir le retour de bâton, lorsque cette mécanique bien huilée n’est pas maîtrisée…

[1] LOCHTEFELD James (2002), The Illustrated Encyclopedia of Hinduism, Vol. 2, New York: the Rosen Publishing Group, pp. 529–530
[2] Râmâyana, Livre I Bala Kanda, chapitre 8.
[3] KREIDLER, Charles W. (2001), Phonology: Critical Concepts in Linguistics, Volume 1, UK: Taylor & Francis, p. 6,
[4] The Sanskrit Heritage Dictionary, article indraśatru, accessible en ligne: http://sanskrit.inria.fr/DICO/11.html#indrazatru
[5] MACDONELL Arthur Anthony (1897), Vedic Mythology, pp.11, Strassburg: K.J Trübner.

Source générale de l’article: DASGUPTA Surendranath (1922), A History of Indian Philosophy Vol. I, chap. 2 part. 10, Sacrifice: The First Rudiments of the Law of Karma, Cambridge: University Press. Traductions personnelles.

(Par Yohann — Siddhartha Burgundiae. Des questions, envies de discuter ? C’est par ici !)

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