Dans cette sombre histoire de sorcellerie, qui se déroule quelques années avant l’affaire des ursulines de Loudun, nous allons suivre les pas de Louis-Jean-Baptiste Gaufridi, un moine bénédictin de Saint-Victor de Marseille et curé des Accoules. Son histoire est marquée par des accusations de sorcellerie, des exorcismes et des événements paranormaux, plongeant ainsi dans les mystères de l’occultisme et de la démonologie du XVIIe siècle.
Louis-Jean-Baptiste Gaufridi :
Louis-Jean-Baptiste Gaufridi est né en 1572 dans le village de Beauvezer, dans la vallée du Verdon. Rapidement, le jeune Gaufridi se distingue par son intelligence, et son oncle, qui était prêtre, l’incite à entrer dans les ordres afin de cultiver ses talents. Gaufridi s’installe dans le presbytère de son oncle Cristol, à Pourrières, où il apprend l’art de la lecture et de l’écriture ainsi que les rituels liturgiques en latin. Un événement notable est sa découverte d’un grimoire kabbalistique qui va le passionner toute sa vie.
À l’âge de 18 ans, il est envoyé à Arles pour poursuivre ses études théologiques jusqu’à la prêtrise, qu’il obtient en 1595. Gaufridi décide ensuite de rejoindre l’abbaye de Saint-Victor de Marseille. Ses qualités d’esprit et son intelligence lui ouvrent les portes de la prestigieuse et lucrative cure des Accoules, un quartier du vieux Marseille, dont il devient le prêtre. Il doit cette position au soutien de la famille Demandolx de la Palud, originaire du même village que lui. Il devient rapidement un proche de cette famille bienfaitrice.
Louis-Jean-Baptiste Gaufridi se distingue rapidement par quelques particularités : il ne vit pas au monastère, contrairement à l’usage, mais dans une maison en ville. Le prêtre est un bon vivant qui organise des fêtes somptueuses où la conversation est accompagnée de bonne chère. Gaufridi, en plus de ses charges ecclésiastiques, devient le guide spirituel de la famille Demandolx de la Palud, et principalement des trois filles. On lui confie même l’éducation de la plus jeune, Madeleine.
En 1607, sous les conseils du prêtre, la jeune fille de 17 ans entre dans l’Ordre de Sainte-Ursule pour devenir nonne. Gaufridi la conserve sous son aile pendant tout son noviciat et semble entretenir une relation plus charnelle que spirituelle avec la jeune Madeleine. Il convient de noter que ce n’était pas la seule, Gaufridi avait une cohorte de jeunes nonnes qu’il nommait ses filles spirituelles et qui le rejoignaient chaque nuit pour des conversations ou autres choses.
Dans les deux années qui suivent, Madeleine Demandolx de la Palud semble manifester des troubles qui inquiètent la mère supérieure, Catherine de Gaumer. Elle avertit la famille et exige du prêtre Gaufridi qu’il cesse toute relation avec Madeleine. La jeune fille finit par avouer sa relation interdite avec Louis-Jean-Baptiste Gaufridi, et la décision est prise de l’éloigner de son influence en l’envoyant au couvent d’Aix-en-Provence. C’est là que le diable allait se manifester !
Les possessions d’Aix :
Une fois arrivée au couvent des Ursulines d’Aix, l’état de Madeleine s’aggrave. Elle commence à avoir des visions et des crises d’hystérie importantes. La mère supérieure et le prêtre en charge de la communauté cherchent les causes de son mal et l’interrogent. Madeleine avoue avoir perdu sa virginité avec le prêtre Gaufridi, qui aurait pratiqué des rites diaboliques en livrant l’âme de la jeune fille aux démons. Les supérieurs sont sceptiques quant au témoignage de la jeune fille, ce qui la met dans une colère terrible.
Son corps se tord et son accès de violence la pousse à détruire un crucifix. Ses actes sont considérés comme une manifestation de possession démoniaque. Un exorcisme est pratiqué par le père en charge de la congrégation, le jésuite Bomillon, qui fera de multiples tentatives pour chasser les démons pendant presque une année, mais sans succès.
Au contraire, les choses s’aggravent. Madeleine affirme que Gaufridi l’aurait conduite au Sabbat pour en faire la reine des magiciennes. Pire encore, la possession diabolique de Madeleine contamine d’autres nonnes du couvent. Trois sont rapidement touchées par le mal et huit le seront en fin d’année, dont une certaine Louise Capeau qui présente des symptômes de contorsion et d’hystérie bien supérieurs à ceux de Madeleine. Les personnes en charge considèrent que la gravité du cas de Louise est due au fait que ses parents furent des hérétiques.
Le jésuite Bomillon, dépassé par la situation, conduit Madeleine et Louise à la Sainte-Baume devant le Grand Inquisiteur et prieur de Saint-Maximin, Sébastien Michaëlis, un dominicain. Quelques jours plus tard, la commission d’étude de la Sainte-Baume rend son verdict : Madeleine serait possédée par une légion démoniaque conduite par Astaroth et Bélzébuth en personne. Louise, quant à elle, serait sous la coupe de trois démons subalternes : Verrine, Sonneillon et Grésille.
Le 19 décembre 1610, lors d’une séance d’exorcisme sur Louise, l’un des démons est chassé mais s’exprime par la bouche de la nonne en hurlant. Le démon Verrine affirme par l’intermédiaire de Louise que le prêtre Gaufridi est responsable de la situation, qu’il est un magicien et qu’il a livré Madeleine à 666 démons, des forces diaboliques d’une telle puissance que cela a contaminé tout le couvent.
Gaufridi est convoqué à la Sainte-Baume pour participer à l’exorcisme. Il arrive le 30 décembre et est mis en présence de Louise. La nonne entre dans une transe sauvage et accuse le prêtre d’être un cannibale et un sorcier serviteur des démons. Il aurait emmené Madeleine dans des grottes de la famille Demandolx de la Palud, à la rencontre des démons que Gaufridi appelait ses bons amis. Il livrerait ensuite la jeune Madeleine à des orgies diaboliques. Elle fut ensuite charmée par des sortilèges et marquée dans sa chair à l’annulaire avec un poinçon pour ne pas révéler les secrets du Sabbat dont elle devint la reine sacrilège.
Sur le ton de l’humour et par dérision, Gaufridi répond : « Si j’étais un sorcier, j’aurais certainement donné mon âme à un millier de diables ». Il ignorait que l’étude des inquisiteurs avait statué sur la présence de 666 démons, ce qui fit passer l’humour de Gaufridi pour des aveux de culpabilité. Il fut mis en prison au couvent des dominicains dans la « grotte de la Pénitence » où l’histoire prit encore une autre mesure.
En janvier, les quatre dominicains chargés de sa surveillance sont terrorisés en entendant une cohorte de voix en provenance des bois de la Sainte-Baume, une danse infernale comportant des voix d’hommes, de femmes et d’enfants en grand nombre. La scène se reproduit plusieurs jours d’affilée et des lumières apparaissent dans les bois. Tous croyaient que le prêtre Gaufridi avait convoqué ses démons qui célébraient le sabbat en forêt. Les témoignages nous les rapportent en ces mots :
« Les sabbats se célébraient de plus belle, autour de la grotte surtout, parmi les fourrés et les rochers, par les sentiers et la montagne. C’était la nuit principalement. Dans les ténèbres montaient des voix d’hommes et de femmes, au-dessus de la Sainte-Baume, sans que l’on ne pût distinguer ce qu’ils disaient. On voyait plusieurs lumières en la plaine qui est au-dessous. Les lumières étaient comme des torches, ces hurlements et ces voix duraient environ deux heures ».
Le procès de Gaufridi :
L’enquête sur Louis-Jean-Baptiste Gaufridi ne donne rien. Le prêtre est très apprécié de ses ouailles et bénéficie d’une excellente réputation. La plupart considère que les accusations dont il fait l’objet sont scandaleuses, un pur tissu de mensonges et une pure folie hystérique des jeunes nonnes.
Gaufridi est libéré par ses fidèles et demande même que ses accusateurs soient punis. L’un d’entre eux, l’inquisiteur Domptius, sera même incarcéré quelques temps. Le prêtre d’Accoules, suspecté d’être un magicien, demande que toute l’affaire soit effacée et son nom réhabilité. Il se rend à Avignon pour rencontrer le légat du pape afin que soit déclarée son innocence, mais cela sera refusé le temps que le procès arrive à son terme. Gaufridi doit retourner en cellule sous l’escorte de quatre chanoines.
L’inquisiteur Domptius, quant à lui, est libéré et croit fermement au pouvoir magique de Gaufridi. Cependant, les autorités religieuses lui font savoir qu’il n’est pas envisagé de poursuivre l’accusé et que l’affaire se terminerait là. Domptius, fou de rage, court en avertir le grand inquisiteur Sébastien Michaëlis, lui aussi persuadé de la culpabilité de Gaufridi. Les deux hommes en réfèrent au parlement de Provence contre les autorités religieuses.
Le parlement se saisit de l’affaire le 17 février et entend les nonnes possédées qui renouvellent leurs accusations envers Gaufridi. Le prêtre est alors transféré dans la prison d’Aix du palais des comtes de Provence le 20 février. Une nouvelle danse infernale se produit aux alentours du château et les hurlements des chouettes se font entendre à proximité de la cellule de Gaufridi.
De son côté, Madeleine est toujours soumise aux rituels d’exorcisme par le grand inquisiteur. Il ira même jusqu’à la séquestrer plusieurs jours dans un ossuaire en présence des saintes reliques de la Cathédrale Saint-Sauveur. Les exorcismes sont extrêmement violents et des médecins sont sollicités pour observer l’état de la patiente. De nombreux phénomènes décrits comme paranormaux ont lieu lors de ces séances : langues inconnues, mouvements corporels impossibles et connaissances impossibles pour la nonne.
Quelques jours plus tard, Madeleine et Gaufridi sont confrontés. Elle lui dit ces mots :
« Il y a quatre points principaux que vous ne pouvez nier. Premièrement, vous m’avez déflorée chez mon père, puis vous m’avez conduite au sabbat, là vous m’avez fait marquer. Enfin, vous avez envoyé des diables pour me posséder lorsque j’ai voulu entrer aux Ursulines ».
Gaufridi tente de se défendre et s’ensuit un échange verbal :
« Par Dieu le Père, par Dieu le Fils, la Vierge, saint Jean… ».
Madeleine répond :
« Je connais ce jurement, par Dieu le Père, vous entendez Lucifer, par le Fils, Belzébuth, par le Saint-Esprit, Léviathan, par la Vierge, la mère de l’Antéchrist, et par saint Jean, le précurseur de l’Antéchrist. C’est le serment de la synagogue ».
Gaufridi est interrogé mais continue d’affirmer son innocence des accusations de sorcellerie et de pacte diabolique. Les jours suivants, Madeleine continue ses descriptions du sabbat auquel Gaufridi l’aurait livrée, la plaçant sous la garde d’Asmodée. Madeleine est en pleine confusion, accusant le prêtre tout en cherchant son affection du regard. Elle tente même de se suicider par deux fois en essayant de se jeter par la fenêtre.
Le grand inquisiteur tient son coupable et ne compte pas le lâcher. Il soumet Gaufridi à la question et réussit à briser la résistance du prêtre qui finit par avouer sa participation au sabbat avec des sorcières. Il avoue avoir ensorcelé de nombreuses femmes pour son plaisir grâce au pouvoir du souffle magique que le diable lui avait offert en échange de ses services.
Gaufridi est obligé de signer ses aveux et le grand inquisiteur produit un autre document qui apparut comme par magie, rien de moins que le pacte que Gaufridi avait signé avec le démon. Le prêtre revient sur ses aveux, qu’il prétend avoir livrés sous la torture, mais cela est inutile, il est perdu. Gaufridi est condamné pour pratique de la sorcellerie, impiété et abominable luxure lors du sabbat.
L’affaire n’est pas encore finie. Le 22 avril, le prêtre est soumis à un exorcisme pour sauver son âme et ce dernier se repent de ses crimes et demande pardon à Madeleine, ce qui ne l’empêchera pas d’être condamné au bûcher. Pire encore, il est soumis une nouvelle fois à la question pour livrer le nom de ses complices.
L’exécution de Gaufridi a lieu le 30 avril 1611, mais préalablement, il est dégradé de ses fonctions ecclésiastiques et est traîné dans la ville pendant cinq heures comme ultime humiliation avant d’arriver à la place des Prêcheurs où il est mis à mort sur le bûcher.
Conclusion :
L’affaire Louis-Jean-Baptiste Gaufridi est un témoignage saisissant des tensions religieuses et sociales du début du XVIIe siècle, où la peur de la sorcellerie et des influences démoniaques pouvait conduire à des procès spectaculaires et des exécutions brutales. Gaufridi, moine bénédictin à l’intelligence reconnue, devient malgré lui un symbole de ces luttes, entre dévotion et diabolisation, raison et hystérie collective. Cette histoire résonne encore aujourd’hui comme un rappel des dangers de la superstition et de la manipulation des croyances pour des fins souvent obscures et politiques.
Bibliographie :
- Stanislas de Guaita, Le temple de Satan
- Raoul Gineste, Les grandes victimes de l’hystérie : Louis Gaufridi, curé des Accoules et Magdeleine de La Palud
- Joris Astier, L’affaire Gaufridy : l’imaginaire du Mal dans la France moderne
- Jean-Paul Clébert, Guide de la Provence mystérieuse
- Article de François de Rosset : Du rituel au procès, l’affaire Gaufridy dans l’Histoire admirable de Michaëlis et dans les Histoires tragiques
- Article de Fragonard, Marie-Madeleine : L’inquisiteur Michaélis, la possédée Louise Capeau, et le diable Verrine, sur l’affaire Gaufridy