LE FANTÔME DE GREENBRIER

Le meurtre de Greenbrier est célèbre dans la culture nord-américaine comme étant le seul cas recensé dans les annales judiciaires où l’affaire fut résolue grâce au témoignage de la victime. Je vous propose de voir cela de plus près :

1- UNE MORT SUBITE

Le 23 janvier 1897 à Lewisburg, en Virginie-Occidentale, le corps sans vie de Zona Shue est découvert aux pieds des escaliers de son domicile par Andy Jones, onze ans, fils d’un voisin qui était venu faire quelques menus travaux. L’enfant pris de panique se précipita chez lui afin de prévenir sa mère qui se hâta d’aller alerter le médecin local, le docteur Knapp, pendant que son fils allait informer de la triste nouvelle le mari de la défunte, Edward Shue le forgeron de la ville.

Lorsque le médecin arriva sur les lieux Edward était déjà là qui pleurait à chaudes larmes en berçant tendrement la tête de son épouse entre ses bras. Le docteur Knapp commença l’examen du corps mais il ne put en ausculter ni le crâne ni le cou car le mari, qui ne voulait pas lâcher la tête de sa femme, le repoussait violemment entre deux sanglots dès qu’il tentait de s’en approcher. Il n’osa pas heurter la peine d’un homme accablé de douleur par la perte de son épouse après seulement trois mois de mariage. Son examen fut donc incomplet et en dépit du peu d’éléments dont il disposait le médecin conclut néanmoins à une mort naturelle dûe à une crise cardiaque causée par des complications de grossesse.

Edward ne laissa personne d’autre que lui s’occuper de la toilette et de l’habillement du corps de la défunte en vue des funérailles. Il le vêtit d’une robe à col montant et enserra son cou d’une écharpe en prétendant que c’était la préférée de son épouse. Le corps de Zona fut emmené dans sa ville natale, Big Sewell Mountain, chez sa mère, Mary Heaster. Lors de la veillée funèbre Edward resta toujours à proximité du cadavre, empêchant quiconque de s’approcher de sa tête. L’enterrement eut lieu et tout le monde essaya d’oublier cette dramatique mort subite.

2- UN TÉMOIGNAGE DE L’AU-DELÀ

Tout le monde… sauf la mère de la défunte, Mary Heaster. Celle-ci n’avait jamais aimé son gendre, cela la poussait d’autant plus à avoir l’intuition qu’il avait quelque chose à voir avec la mort de sa fille. Elle se réfugia alors dans la prière, espérant y trouver les réponses à ses questionnements et, peut-être, la confirmation de ses soupçons. Et ses prières furent entendues…

Un mois après les funérailles de sa fille, Mary Heaster raconta à qui voulait l’entendre que l’esprit de Zona lui était apparu quatre nuits consécutives pour accuser son mari de son assassinat en donnant des détails sur ses circonstances ; Edward l’avait tuée dans un accès de colère provoqué par le fait que le dîner n’était pas prêt alors qu’il rentrait du travail. Il lui avait brisé le cou en l’étranglant.

Mary Heaster et son beau-frère John se rendirent chez le procureur de Lewisburg, John Preston. Celui-ci fut tout d’abord très sceptique en entendant cette histoire mais ses deux visiteurs furent suffisamment convainquants pour qu’il consentît à ouvrir une enquête. Ou bien peut-être, et c’est plus probable, avait-il lui aussi des soupçons et il trouva là un bon prétexte pour les approfondir. Toujours est-il que le docteur Knapp reconnut que les conclusions de son examen post mortem aient pu être erronées dans la mesure où ledit examen était incomplet. De plus des recherches dans le passé d’Edward Shue apprirent aux enquêteurs que c’était un homme notoirement violent qui avait fait de la prison, mais aussi et surtout qu’il avait déjà été marié deux fois et que ses précédentes épouses étaient mortes dans des circonstances étranges, voire suspectes ; l’une s’était prétendument tuée en tombant d’une meule de foin et l’autre avait eu le crâne défoncé par la chute d’une des pierres de la cheminée que son mari était en train de réparer. Bien sûr ces deux décès avaient eu lieu sans autres témoins qu’Edward Shue.

Malgré les contestations virulentes d’Edward, le corps de Zona fut exhumé pour une autopsie dont les résultats furent accablants: deux vertèbres cervicales fracturées, leurs ligaments déchirés, la trachée écrasée et des marques de strangulation sur le cou. Bien qu’il ne cessât de clamer son innocence, Edward fut arrêté et accusé du meurtre de son épouse.

3- LE PROCÈS

Le procès eut lieu le 22 juin 1897. Les minutes de l’audience ayant disparu, on ne dispose aujourd’hui que des comptes rendus des journaux de l’époque, comme par exemple celui du « Greenbrier Independant » qui retranscrit la déposition de Mary Heaster, citée par la défense qui voulait discréditer l’accusation aux yeux du jury avec ce témoignage surnaturel: « Quand l’avocat de son gendre lui demande si elle n’a pas rêvé les apparitions de l’esprit de sa fille, elle répond : « Ce n’était pas un rêve, elle est revenue pour me dire qu’il était fou de rage de voir que son repas n’était pas prêt. Elle est venue quatre soirs de suite et c’est au deuxième soir qu’elle m’a dit qu’il l’avait étranglée. » Aux insistances de l’avocat elle répond : « Non monsieur ce n’était pas un rêve, j’étais complètement éveillée. Elle avait sur elle la robe qu’elle portait le jour où elle a été assassinée. » »

La manœuvre de la défense ne fonctionna qu’à moitié car ce fut plus Mary Heaster qui fut discréditée que l’accusation qui s’appuyait sur de fortes présomptions liées au passé violent de l’accusé. Un autre journal, le « Baltimore American », parle du « témoignage de la belle-mère de Shue qui nous raconte que l’esprit de sa fille lui a rendu visite pour accuser son mari de son propre assassinat ».

Et c’est après seulement une heure et demie de délibérations que le jury condamna Edward Shue à la prison à vie. Ce verdict ne fut pas motivé par le témoignage venu de l’au-delà qui, nous l’avons vu, eut un effet négatif sur le jury et la presse, mais par le faisceau de preuves circonstancielles constitué par le passif violent de l’accusé et par ses deux veuvages précédents pour le moins douteux. Il mourut le 1er mars 1900 à la prison de Moundsville, en Virginie-Occidentale.

Bien que personne n’ait jamais douté de sa bonne foi, on est en droit de se demander si Mary Heaster a réellement reçu la visite de l’esprit de sa fille défunte. Peut-être que oui après tout. Mais peut-être également a-t-elle été inconsciemment influencée par un article racontant une histoire similaire qui se serait passée en Australie, article paru dans l’édition même où était annoncé le décès de sa fille. L’a-t-elle lu ? Il est raisonnable de penser que oui dans la mesure où à la fin du 19ème siècle la lecture des journaux était l’une des rares distractions à la disposition des populations des petites villes.

Quoi qu’il en soit l’histoire du fantôme de Greenbrier qui revient de parmi les morts pour accuser son meurtrier est devenue partie intégrante de la culture étasunienne, avec plusieurs adaptations théâtrales et littéraires, ainsi qu’une comédie musicale.

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