Au début du XVIIe siècle, une étrange affaire secoue la petite ville de Loudun. Des religieuses du couvent des Ursulines prétendent être victimes de possessions démoniaques, déclenchant une série d’exorcismes spectaculaires et un procès retentissant. Accusé de sorcellerie, le prêtre Urbain Grandier devient la cible d’une machination où se mêlent rivalités locales et enjeux politiques. Cette affaire, entre hystérie collective et instrumentalisation religieuse, reste l’un des épisodes les plus fascinants et troublants de l’histoire de la sorcellerie en France.
Qui est Urbain Grandier
Nous sommes au début du XVIIe siècle. La France commence tout juste à sortir des terribles guerres de religion qui ont opposé catholiques et protestants, mais les tensions restent vives. Le pays est dirigé d’une main de fer par le cardinal de Richelieu au nom du roi Louis XIII. C’est dans ce contexte que va éclater l’une des plus grandes affaires de possession diabolique – ou d’hystérie collective – de l’histoire.

Dans la petite ville de Loudun, située dans le diocèse de Poitiers, vit un prêtre aux mœurs étranges et dissolues : Urbain Grandier. Né en 1590 dans une famille de bonne condition, il embrasse la carrière ecclésiastique et est nommé curé de l’église Saint-Pierre de Loudun en 1616. Doté d’un talent oratoire certain, il acquiert une renommée dépassant largement les frontières de sa paroisse. Ses prêches, jugés libertaires pour l’époque, et sa réputation de séducteur alimentent les rumeurs. Il entretient plusieurs relations avec des femmes et met enceinte une jeune fille de quinze ans, fille d’un procureur du roi, avant de l’abandonner à son sort. Ce scandale lui attire l’inimitié des notables locaux.
Par la suite, il entretient une relation avec Madeleine de Brou, une femme issue de la noblesse, destinée à entrer dans les ordres sous son influence. Fait exceptionnel pour un prêtre, le couple demande le droit de se marier, mais l’autorité ecclésiastique le leur refuse. En réponse, Urbain Grandier publie un plaidoyer contre le célibat des prêtres, un acte audacieux dans un contexte où l’Église catholique s’oppose fermement aux réformes protestantes.
Son opposition aux dogmes établis et son mode de vie dissolu lui valent d’être arrêté et jugé par les autorités religieuses. On l’accuse d’immoralité et de sympathies huguenotes, ce qui, en pleine Contre-Réforme, équivaut à une hérésie. Mais Grandier, habile orateur et brillant stratège, parvient à se défendre avec éloquence et remporte son procès. De retour à Loudun, il triomphe en défilant dans la ville un rameau de laurier à la main, en signe de défi envers ses accusateurs.
Mais ses déboires sont loin d’être terminés. Jeanne de Belcier, mère supérieure du couvent des Ursulines de Loudun, lui demande de devenir le confesseur des religieuses. Grandier refuse. Humiliée, la mère supérieure choisit alors le chanoine Mignon, un adversaire déclaré du prêtre. Pendant la décennie suivante, une véritable guerre judiciaire oppose Grandier à ses ennemis, qui l’accusent tour à tour de mœurs scandaleuses et de pratiques hérétiques.
En 1632, la situation prend un tournant décisif. Loudun est une ville où catholiques et huguenots cohabitent difficilement. Richelieu, soucieux d’éliminer toute menace protestante, souhaite faire raser les fortifications de la cité afin d’empêcher qu’elle ne devienne un bastion de la Réforme. Urbain Grandier s’oppose violemment à cette décision et rédige plusieurs pamphlets anonymes très critiques à l’égard du cardinal, notamment La Lettre de la Cordelière de la reine mère à M. de Baradas.
La situation s’aggrave encore lorsque la peste frappe Loudun, emportant près de 3 700 habitants, soit un quart de la population. Dans un climat de peur et de superstition, la population cherche des coupables. La suspicion de sorcellerie grandit : l’affaire des possessions de Loudun est sur le point de commencer, en septembre 1632.
La possession diabolique
Les affaires de possessions diaboliques et de sorcellerie se multiplient au début du XVIIe siècle. La grande Inquisition est passée, mais le climat religieux de la Contre-Réforme attise les tensions, et les cas d’hystérie collective se répandent à travers l’Europe.

À Loudun, le 21 septembre – jour de l’équinoxe d’automne –, la mère supérieure du couvent des Ursulines, ainsi que plusieurs religieuses, affirment avoir aperçu leur ancien confesseur, décédé quelque temps plus tôt, errant de nuit dans les jardins du couvent. Deux jours plus tard, des phénomènes étranges se produisent dans le réfectoire. Trois sœurs, dont la mère supérieure Jeanne de Belcier, sont soudainement prises de convulsions en pleine messe. Elles blasphèment, recrachent l’hostie consacrée, s’expriment dans une langue inconnue et, selon plusieurs témoins, se mettent à léviter.
Dans les jours qui suivent, dix-sept religieuses sont touchées par ces manifestations. Elles courent nues sur les toits, grimpent aux arbres, hurlent des obscénités et refusent de se nourrir, tout en se livrant à des scènes de débauche troublantes. Le tout, en psalmodiant dans un langage incompréhensible. Les nonnes affirment avoir vu le fantôme d’un homme errer dans le couvent, et l’accusent d’être la cause de leur tourment. Plusieurs ecclésiastiques, parmi lesquels le chanoine Mignon et le curé Pierre Barré, entreprennent alors une série d’exorcismes sur les Ursulines. Mais loin d’apaiser la situation, ces rituels semblent au contraire aggraver les cas de possession, qui se propagent davantage encore. Dès lors, la question devient inévitable : qui est responsable de cette malédiction ?
Le 11 octobre, les religieuses possédées accusent le prêtre Urbain Grandier d’être à l’origine du mal. Elles l’accusent de les avoir ensorcelées et d’avoir entretenu avec elles des relations charnelles sous l’influence du démon. Jeanne de Belcier, la mère supérieure, va plus loin encore : selon elle, Grandier aurait conclu un pacte avec Asmodée, démon de la luxure, dans le but de les séduire et de les soumettre à sa volonté. Il les aurait envoûtées à l’aide de roses ensorcelées.
D’autres religieuses portent des accusations similaires contre le curé, qui est aussitôt arrêté et jugé par un tribunal ecclésiastique. Lors de son procès, les nonnes témoignent avec ferveur, multipliant les accusations contre lui. Grandier assure lui-même sa défense et, grâce à une plaidoirie magistrale, parvient à être acquitté de toutes charges de sorcellerie. Il est même réhabilité dans ses fonctions. L’affaire aurait pu en rester là. Mais c’était sans compter sur l’intervention du cardinal de Richelieu lui-même. Déterminé à faire tomber Grandier, il ordonne l’ouverture d’un second procès et envoie un homme de confiance, Jean Martin de Laubardemont, pour superviser l’accusation.
Le procès d’Urbain Gradien
Le 6 décembre 1633, Urbain Grandier est arrêté dans la ville d’Angers afin d’être soumis à un second procès. Les religieuses prétendument possédées sont de nouveau interrogées et renouvellent leurs accusations, sous l’influence des prêtres Lactance et Tranquille, qui dirigent l’accusation contre Grandier. Selon les rapports du procès, ces femmes semblent plongées dans un état de transe diabolique et subissent toujours des exorcismes en parallèle des interrogatoires.
Jean Martin de Laubardemont, chargé de l’affaire par Richelieu, va jusqu’à ordonner à Grandier lui-même d’exorciser les nonnes. Le prêtre, accusé d’être un sorcier, se plie à l’exercice, ce qui donne lieu à des scènes surréalistes. En pleine crise de possession, les religieuses profèrent des injures contre toutes les personnes présentes, et notamment contre Laubardemont. Puis, contre toute attente, la situation bascule : certaines nonnes, dont la mère supérieure Jeanne de Belcier, retirent soudain leurs accusations. Elles vont même jusqu’à faire l’éloge de Grandier, affirmant qu’il n’est en rien responsable de leur état. Mais Laubardemont ne compte pas en rester là. Il estime que le prêtre a, une fois encore, jeté un sort aux Ursulines, cette fois pour les contraindre à se rétracter. Déterminé à obtenir une condamnation, il ordonne la torture de Grandier, en appliquant les méthodes préconisées quelques décennies plus tôt par l’inquisiteur Jean Bodin.

Dans le même temps, une fouille de la demeure du prêtre est organisée. Comme par un étrange coup du sort, plusieurs documents compromettants sont découverts. Ces écrits, censés constituer une preuve irréfutable, attesteraient que Grandier avait scellé un pacte avec le démon. Parmi ces pièces figure un texte rédigé en latin et signé de plusieurs noms infernaux, dont Satan lui-même, accompagnés de symboles occultes. Il est impossible de déterminer si ces documents étaient authentiques ou fabriqués de toutes pièces par ses ennemis, mais leur découverte scelle définitivement le destin du prêtre. Malgré la torture, Urbain Grandier ne confessera jamais aucun des crimes dont on l’accuse. Il reste inflexible face aux sévices qu’on lui inflige, mais cela ne lui épargne pas la sentence : il est condamné à mort.
Le 18 août 1634, sur la place Sainte-Croix de Loudun, Urbain Grandier est brûlé vif. Une foule considérable assiste à son supplice : ses accusateurs, mais aussi ceux qui le croient innocent. Tous sont marqués par ses hurlements et ses derniers mots, criés au milieu des flammes :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pardonne à mes ennemis ! »

La suite de l’affaire
L’affaire des possédées de Loudun ne s’acheva pas avec la mort du « sorcier ». Malgré l’exécution d’Urbain Grandier, les cas de possession continuèrent de se manifester au couvent des Ursulines. Plusieurs religieuses, dont la mère supérieure Jeanne de Belcier, furent encore sujettes à des crises spectaculaires et à des comportements jugés diaboliques jusqu’en 1637.
Le couvent, jusque-là dirigé par les chanoines, passa alors sous le contrôle des Jésuites. C’est dans ce cadre que le prêtre Jean-Joseph Surin tenta à son tour d’exorciser les nonnes possédées.
Dans ses mémoires, il relate les tourments qu’il aurait endurés lors des séances d’exorcisme : blasphèmes incessants, provocations obscènes et violences physiques. Surin lui-même affirmera avoir été tourmenté par des forces démoniaques, sombrant un temps dans un état de profonde détresse spirituelle et psychologique.
Pourtant, ses efforts semblent porter leurs fruits. Avec le temps, les crises cessent, et la mère supérieure, Jeanne de Belcier – connue plus tard sous le nom de Jeanne des Anges –, se transforme en véritable mystique. Elle devient célèbre pour ses prétendus miracles et finit par être considérée comme une sainte. Selon la légende, elle aurait même porté les stigmates.
Elle rédige son autobiographie et s’éteint en 1665, laissant derrière elle un témoignage fascinant sur l’une des plus célèbres affaires de possession de l’histoire de France.
Bibliographie
- Michel de Certeau, La possession de Loudun
- Stanislas de Guaita, Essaie de Sciences Maudites T1 : Le temple de Satan
- Les Diables de Loudun de Michel Carmona
- Soeur Jeanne des Anges, supérieure des Ursulines de Loudun, XVIIe siècle : autobiographie d’une hystérique possédée, d’après le manuscrit inédit de la bibliothèque de Tours – Nicolas Aubin, Histoire des Diables de Loudun, ou de la possession des Religieuses Ursulines, et de la condamnation & du supplice d’Urbain Grandier, Cure de la même Ville.
- Père Tranquille, capucin, Véritable relation des justes procédures observées au fait de la possession des Ursulines de Loudun, et au procès d’Urbain Grandier, avec les thèses générales, touchant les diables exorcisés.