Le mot hénothéisme (Henotheismus) [1], [2], proposé par le sanskritiste Max Müller, fut très tôt adopté par les indologues classiques afin de décrire le système de croyances védique qui selon le système de classification occidental, ne pouvait comprendre ni le monothéisme (associé aux religions abrahamiques) ni le polythéisme pur associé aux Anciens Grecs ou bien aux Celtes païens. Selon Müller, l’hénothéisme est «une croyance en des dieux individuels, qui sont chacun tour à tour dieu suprême. Et puisqu’on pense que les dieux gouvernent leur propre sphère, les chanteurs, selon leurs désirs et préoccupations, s’adressent surtout au dieu auquel ils attribuent le plus de pouvoir dans la matière — au département, si je puis m’exprimer ainsi, dans lequel leur souhait peut être rangé». [3] Macdonell nuance cependant ce propos en précisant que les dieux védiques ne sont pas indépendants les uns des autres, il y a une hiérarchie. Ainsi Sûrya (le soleil, plus tard Mithra) et Varuna (l’eau sombre, sa face opposée) sont subordonnés à Indra, seigneur du ciel. Néanmoins, pour Dasgupta, Müller a raison sur le fond: on ne peut qualifier le védisme ni de polythéisme pur au sens européen, ni de monothéisme pur. Ceci est lié au caractère intrinsèquement animiste de cette religion, chose très bien résumée par l’auteur.
«C’était les forces de la nature et leurs manifestations sur Terre, dans l’atmosphère, tout autour de nous et au-dessus de nous ou dans les cieux, par-delà la voûte céleste, qui excitèrent l’imagination et la dévotion des poètes védiques. Ainsi, exception faite des dieux dont nous allons parler et de certaines divinités duelles, les dieux peuvent ainsi être classés comme terrestres, atmosphériques et célestes. Polythéisme, hénothéisme et monothéisme Il est possible que la diversité des dieux védiques conduisent un regard superficiel à penser que la foi védique fût polythéiste. Cependant, un observateur intelligent n’y trouvera ni polythéisme ni monothéisme, mais une simple étape primitive de la croyance dans laquelle ces deux choses peuvent puiser leurs origines. Les dieux n’y préservent pas leur place comme dans une foi polythéiste, mais chacun est réduit à l’insignifiance ou bien exalté comme dieu suprême selon qu’il est objet d’adoration ou non. Les poètes védiques étaient fils de la nature. Chaque phénomène naturel éveillait en eux l’émerveillement, l’admiration ou la vénération. Le poète est frappé d’émerveillement car:
La vache rouge au cuir rêche donne un lait blanc et doux
L’apparition ou le coucher du soleil fait frissonner l’imagination du sage védique, et les yeux pleins d’admiration, il s’exclame:
«Comment se fait-il que, sans attache ferme et sans soutien, il ne tombe pas, bien que dirigé vers le bas ? Quelle force issue de lui-même le meut (pour son ascension), et qui l’a vue ? […]» Rig Veda IV 13.5.
C’est cette tendance à faire d’un dieu ou d’un autre le dieu suprême en ignorant les autres, et ce en fonction du service demandé, qui a amené les Védiques a créé le concept d’un dieu suprême, à l’origine nommé Prajâpati, qui apparait déjà au Xème livre du Rig Veda. [6] Il s’agissait au départ d’un dieu créateur de l’univers, comme dans beaucoup de mythologies. Prajâpati évoluera plus tard en Brahma, le démiurge dont nous avons parlé. Les Védiques auraient pu s’arrêter là, comme bien d’autres religions, par exemple le judaïsme ou le Tétragrammaton est vénéré car il a donné Sa loi aux Hébreux, mais aussi et surtout car il est le créateur de toutes choses. Cependant, les Védiques sont allés plus loin. Ils sont passés de Brâhma, le démiurge concret, masculin, au brahman (ब्रह्मन्), mot neutre, désignant l’esprit universel, la force cachée et absolue derrière toute action divine ou matérielle, qui est au cœur des principales écoles de l’hindouisme orthodoxe, notamment l’école non-dualiste (advaita). D’après Dasgupta, ce concept du brahman apparait dans le Shatapatha Brâhmana (शतपथ ब्राह्मण), livre dont le nom signifie «les 100 voies du rituel», et qui décrit les mythes et les rituels de la religion védique. Ce concept primitif du brahman était associé à purusha (पूरुष, l’esprit masculin), à Prajâpati, ou encore à prana (प्रण), qui correspond à ce que les Anciens grecs nommaient l’éther, le fluide vital présent dans l’univers. [7]
C’est véritablement à ce moment, selon moi, que le védisme commence à s’effacer et que l’hindouisme commence à émerger. L’ancienne religion hénothéiste, issue de la vénération des esprits de la Nature, de l’émerveillement et du respect qu’elles inspiraient, ont commencé à se structurer et à se hiérarchiser. Les peuples anciens de l’Inde ont ressenti le besoin d’articuler logiquement ces forces et ces croyances, d’où l’émergence d’un Seigneur suprême, créateur de toute chose, qui lui-même devint l’exécutant d’un esprit plus abstrait encore. Nous sommes passés d’une religion pure, faite de louanges et de rituels de vénération, à une philosophie, avec ses mythes complexes et ses réflexions poussées sur l’univers et la métaphysique. Le côté abstrait de la trimurti hindoue dominante à l’heure actuelle en est une belle preuve: Brahma (le créateur) — Vishnou (le perpétuateur) — Shiva (le destructeur et reconstructeur).
Dans un prochain article, nous poursuivrons l’histoire abrégée de la philosophie hindoue en nous intéressant aux premiers embryons de cosmogonie.
[1] KAEGI Adolf (1886), The Rigveda: The Oldest Literature of the Indians, (trad. en anglais), p.34, Boston: Ginn and Company
[2] MÜLLER Max Friedrich (1880), Vorlesungen über den Ursprung und die Entwicklung der Religion mit besonderer Rücksicht auf die Religionen des alten Indiens. Trübner: Straßburg 1880, 2. unveränderte Auflage 1881
[3] Traduction personnelle de DASGUPTA Surendranath (1922) citant (KAEGI 1886), A History of Indian Philosophy Vol. I, chap. 2 part. 8, the Vedic Gods, Cambridge. University Press
[4] MACDONELL Arthur Anthony (1897), Vedic Mythology, pp.16-17, Strassburg K.J Trübner.
[5] Traduction personnelle de DASGUPTA Surendranath (1922), A History of Indian Philosophy Vol. I, chap. 2 part. 8, the Vedic Gods, Cambridge. University Press [6] idem
[7] Traduction personnelle de DASGUPTA Surendranath (1922), A History of Indian Philosophy Vol. I, chap. 2 part. 9, Brahma, Cambridge. University Press
(Par Yohann/Siddhartha Burgundiae)
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