Les chasseurs de sorciers : Quand la magie combat la magie

La sorcellerie est souvent perçue comme une force du mal, associée aux malédictions, aux sabbats démoniaques et aux pactes diaboliques. Pourtant, certaines traditions témoignent d’une sorcellerie protectrice, tournée vers le bien. Ces figures de « bons sorciers » ont existé à travers l’histoire, particulièrement dans les campagnes européennes, où elles étaient perçues comme un rempart contre les sorciers malveillants.

Parmi ces traditions, un cas singulier émerge au XVIe siècle en Italie du Nord : celui des Benandanti (littéralement « bons marcheurs »). Ce groupe mystérieux se considérait comme des combattants de la magie noire, bien qu’ils fussent eux-mêmes des sorciers. Leur rôle principal était de protéger les récoltes et d’assurer la fertilité des terres en affrontant les Malandanti, des sorciers malveillants qui cherchaient à détruire les cultures.

L’histoire des Benandanti

Tous ne pouvaient pas devenir Benandanti. Ce statut était réservé aux enfants nés « coiffés », c’est-à-dire lorsque la poche amniotique recouvrait leur tête à la naissance. Cette particularité était perçue comme un signe de prédestination à une mission mystique. Ces enfants étaient censés posséder un lien avec l’autre monde et avaient la capacité, une fois adultes, de voyager en esprit pour combattre les forces du mal.

Cependant, il existait aussi des moyens d’accéder à cet état par transmission de pouvoir, au travers de rites initiatiques dont la nature exacte reste floue, mais qui rappellent des traditions chamaniques européennes.

Un combat nocturne dans l’au-delà : 

Le plus fascinant chez les Benandanti est la nature de leurs affrontements avec les Malandanti. Ces batailles n’avaient pas lieu dans la réalité physique, mais dans une dimension spirituelle, accessible uniquement en état de transe ou de projection astrale. La nuit, en dormant, leur esprit quittait leur corps pour se rendre sur un vaste champ mythique, souvent décrit comme le “champ de Josaphat”. Là, ils livraient bataille armés de tiges de fenouil contre les Malandanti, qui, eux, utilisaient des tiges de sorgho.

Les combats se déroulaient lors des Quatre Temps, c’est-à-dire à des moments-clés du calendrier agraire :

  • La semaine suivant le premier dimanche du Carême
  • La semaine de la Pentecôte
  • La semaine suivant l’Exaltation de la Sainte-Croix (14 septembre)
  • La semaine suivant le troisième dimanche de l’Avent

Les batailles avaient toujours lieu dans la nuit du jeudi. Si les Benandanti l’emportaient, l’année s’annonçait prospère et les récoltes abondantes. En cas de défaite, la famine menaçait le village.

Lycanthropie et transformations animales : 

Les récits des Benandanti comportent un aspect métamorphique fascinant. Certains témoignages rapportent que, durant ces batailles spirituelles, ils prenaient la forme d’animaux, notamment du loup, ce qui les associe aux croyances sur les loups-garous.

Dans d’autres traditions, les Benandanti ne se transformaient pas en loup à proprement parler, mais envahissaient l’esprit de ces bêtes, prenant le contrôle de leur corps pour chasser les sorciers dans le monde physique. Cette confusion entre la réalité et le rêve illustre la complexité des croyances de l’époque, où la frontière entre matérialité et spiritualité était ténue.

Les femmes Benandanti et la prophétie

Les hommes Benandanti étaient des guerriers spirituels, mais les femmes de l’ordre jouaient un rôle tout aussi essentiel. Plutôt que de combattre, elles se rendaient en esprit aux grandes assemblées nocturnes des déesses et des fées protectrices. Ces réunions célestes servaient à obtenir des prophéties pour la communauté et à influencer le destin du village. Cette fonction les rapproche des anciennes figures de voyantes et de prêtresses païennes, rappelant les rôles attribués aux sibylles et aux nornes de la tradition nordique.

Des guérisseurs au service de la communauté

En dehors de leurs voyages spirituels et de leurs batailles occultes, les Benandanti étaient aussi perçus comme des guérisseurs. Ils maîtrisaient des savoirs ésotériques permettant de soigner les maladies, d’éloigner le mauvais œil et de bénir les récoltes. Ils incarnaient ainsi un savoir magique et ancestral, bien différent de celui des sorciers accusés de nuire à la société.

La persécution des Benandanti par l’Inquisition

Si, dans un premier temps, les Benandanti étaient tolérés, ils finirent par attirer la suspicion de l’Église catholique. Au XVIe siècle, l’Inquisition s’intéressa de près à ce culte. Les inquisiteurs eurent du mal à classer ces sorciers bienfaiteurs dans leur vision manichéenne du monde : pouvaient-ils être à la fois sorciers et chrétiens ?

Au fil des procès, les inquisiteurs s’efforcèrent de les assimiler aux sorciers démoniaques. Sous la pression et la torture, certains Benandanti finirent par avouer que leurs batailles nocturnes n’étaient autres que des sabbats déguisés. Progressivement, la distinction entre Benandanti et sorciers maléfiques s’estompa. À partir du XVIIe siècle, l’ordre des Benandanti disparut, emporté par la répression et le rejet progressif des croyances populaires.

Des traditions similaires à travers l’Europe

Si les Benandanti sont les plus connus grâce aux documents inquisitoriaux étudiés par Carlo Ginzburg, ils ne sont pas un cas isolé. D’autres traditions similaires existent en Europe :

  • Les loups-garous de Livonie (Baltique orientale) : un groupe de guerriers spirituels capables de se transformer en loup pour combattre le diable et protéger la communauté.
  • Les Kresniki (Dalmatie et Slovénie) : protecteurs qui luttaient contre les vampires plutôt que contre les sorciers.
  • Les Táltos (Hongrie) : chamans qui servaient d’intermédiaires entre les hommes et les dieux, affrontant les esprits maléfiques.
  • Les Căluşari (Roumanie) : danseurs mystiques qui utilisaient leur connexion aux fées pour guérir et combattre les forces du mal.

Toutes ces traditions s’inscrivent dans un héritage préchrétien, où des figures de chamans et de guerriers spirituels veillaient sur la communauté contre les forces invisibles.

Conclusion

Benandanti

L’histoire des Benandanti témoigne d’un univers de croyances où la sorcellerie ne se limitait pas au mal. Ils illustrent une vision ancienne, où des individus étaient investis d’un rôle sacré de protection des récoltes et de la communauté.

Leur disparition sous la pression inquisitoriale est une tragédie, mais leur mémoire nous rappelle que l’histoire de la sorcellerie est bien plus complexe qu’une simple opposition entre bien et mal. Grâce aux travaux de Carlo Ginzburg et à l’analyse des documents d’époque, nous redécouvrons aujourd’hui ces figures oubliées du folklore européen.

Bibliographie

  • Stanislas de Guaita, Essais de Sciences Maudites T1 : le Temple de Satan
  • Carlo Ginzburg, Les Batailles nocturnes : sorcellerie et rituels agraires en Frioul
  • Claude Lecouteux, Fées, Sorcières et Loup- Garous
  • Colette Arnould, Histoire de la Sorcellerie

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