Dark City (1998)

Dark City est un film d’Alex Proyas, sorti en 1998. Il fait partie de ces films de la fin du XXème siècle qui invitent le spectateur à s’interroger sur sa condition et son rapport au monde qui l’entoure. N’ayant connu qu’un succès d’estime lors de son exploitation cinéma, ce film a pourtant inspiré tout un pan du cinéma SF contemporain, ouvrant la voie à des films plus célèbres possédant certaines thématiques communes : protagonistes prisonniers de mondes artificiels, perception altérée de la réalité ou personnage en quête d’identité. Il faudra attendre les années, le bouche à oreille et l’exploitation vidéo pour que le long métrage acquière un statut de film culte.

Il est très difficile de parler de ce film sans révéler des points importants de l’intrigue. C’est pourquoi, je conseillerais à ceux qui n’ont pas vu ce film et qui souhaiterait garder un effet de surprise, de le visionner avant de continuer la lecture de cet article.

Un homme se réveille dans la pénombre d’une chambre d’hôtel, allongé dans une baignoire. Il ne se souvient plus de rien. Qui est-il ? Où se trouve-t-il ? Quelle est cette ville dehors qui semble figée dans les années 50 ? Il apprend qu’il se nomme John Murdoch et qu’il est le suspect numéro un dans une affaire de meurtres en série de prostituées. Poursuivi par un flic tenace et cynique, l’inspecteur Franck Bumstead, qui reprend l’affaire après que son collègue ait perdu la raison, Murdoch se voit de plus traqué par d’étranges individus chapeautés, au teint pâle et habillés de noirs, déterminés à lui faire la peau. Il doit donc fuir devant ses nombreux poursuivants.

Soudain, alors qu’il erre sans repère dans les artères obscures de la métropole inconnue, tout s’arrête, les gens s’endorment subitement, la circulation et la vie se figent sans raison apparente. Murdoch, le seul à être encore conscient, voit alors la structure de la ville qui semble se modifier. Les bâtiments rétrécissent ou s’allongent, les maisons se transforment en gratte-ciels et les résidences luxueuses deviennent de vulgaires taudis. Après quelques minutes de cet étrange phénomène, les habitants se réveillent sans se rendre compte des divers changements de la topographie de la ville.

Murdoch découvre que ce sont ces hommes en noir qui sont à l’origine de ce phénomène. Ces Étrangers, comme on les appelle, sont en fait des entités extraterrestres qui maîtrisent la syntonisation (tuning en anglais), un pouvoir apparenté à de la télékinésie, qui leur permet de transformer toute chose selon leur volonté. Afin de percer le secret de l’âme humaine, cette chose qui donne à l’homme son individualité, alors qu’eux ne possèdent qu’une conscience collective, ils expérimentent sur les souvenirs des êtres humains. Grâce à l’aide du docteur Shreber, un psychanalyste à la démarche boiteuse, ils modifient le passé des habitants pendant leur sommeil, leur donnant chaque soir de nouvelles identités. Personne dans la ville n’est ce que leurs souvenirs disent qu’ils sont, leur précédente identité est perdue et change constamment. Murdoch, comprend que sa vie est un mensonge et que le couple qu’il forme avec la chanteuse de cabaret Emma n’est qu’un leurre. Il décide alors de se mettre à la recherche de son identité et de son passé. Pour lui, c’est la quête de Shell Beach, le lieu où il est censé avoir grandi et qui semble être le seul endroit où le soleil brille encore. Mais ce lieu existe-t-il vraiment ? Est-il seulement possible de sortir de la ville ?

Dark City regorge d’influences diverses, allant du film noir au cinéma expressionniste allemand des années 20, en passant par le cyberpunk et la dark SF. Les clins d’œil au film noir se retrouvent dans la figuration de ses protagonistes, que ce soit le flegmatique inspecteur aux allures de détective privé désabusé ou encore la femme de Murdoch, chanteuse de cabaret dont la beauté rappelle immanquablement ces plantureuses vamps des films d’antan. Mais c’est surtout la ville, véritable atout du film, qui donne son cachet polar, avec cet aspect art-déco baroque s’inspirant de l’architecture américaine des années 40 aux années 70, avec des néons flashy et des voitures old school. Proyas s’inspire énormément du cinéma expressionniste allemand, ce qui se voit dans la photographie qui joue énormément sur les ombres et le claire-obscure. Les personnages sont souvent filmés dans l’obscurité avant de s’avancer dans la lumière. La ville fait évidemment penser au Metropolis de Fritz Lang, les deux films proposent chacun la description d’une cité-monde déshumanisée qui semble n’avoir aucune limite ni frontière. La traque de John Murdoch dans un labyrinthe de rues obscures évoque celle de l’assassin de M le maudit. Et on ne peut s’empêcher de voir dans l’allure longiligne des Étrangers un hommage au Nosferatu de Murnau.

Dark City contient des thèmes profondément religieux. John Murdoch apparaît comme une sorte de messie. Il se réveille au début du film mais c’est un éveil symbolique. C’est un homme normal qui a évolué et qui est amené à devenir l’élu qui libérera les hommes de l’esclavage. Comme dans Matrix, il va se découvrir des pouvoirs qui lui permettront d’accomplir des miracles et d’affronter les Étrangers. Ceux-ci évoquent quant à eux une thématique purement gnostique. Ces créatures extraterrestres qui ne supportent pas la lumière et l’eau, sont comme des démiurges plongeant le monde dans les ténèbres et contrôlant la destinée des hommes en les maintenant dans un monde onirique (voire cauchemardesque) et en leur cachant leurs véritables origines. Murdoch obtient les réponses à l’illusion de la réalité alors qu’il se trouve dans un parc d’attraction abandonné appelé « Le Royaume de Neptune ». Neptune/Poséidon est bien-sûr le dieu des mers, et les Étrangers détestent l’eau. Mais Neptune est aussi la planète mystique dans l’œuvre symphonique de Gustav Holst. On peut donc dire que la quête de Murdoch est résolue par le mysticisme.

Dark City aborde aussi le thème de la folie, encore une influence de l’expressionnisme allemand. Au tout début du film, Murdoch ère sans réel but et semble perdre la raison quand il se met à parler tout seul. Il y a aussi Walenski, le policier devenu fou après avoir découvert la vérité. Ce dernier est en effet obsédé par l’idée que toute leur réalité est une illusion et vit désormais reclus dans sa chambre à dessiner des spirales sur les murs. Les Étrangers, obsédés par leur extinction, veulent devenir comme les humains alors qu’ils les considèrent comme inférieurs. L’un d’eux va même jusqu’à se faire implanter des souvenirs humains, ce qui va à l’encontre de la logique pragmatique de sa race. On pourrait finalement dire que c’est la ville entière qui semble être prise de folie. On peut le ressentir visuellement par sa topographie qui change constamment, mais aussi par sa population qui ne semble pas avoir remarqué qu’il y fait toujours nuit. Personne ne semble non plus s’inquiéter que des souvenirs de détails importants leur échappent, comme la route pour aller à Shell Beach.

La spirale est un motif qui revient constamment, dans le générique, dans la chambre du flic fou, ou encore sur les cadavres des prostituées. Avec cette idée de perpétuel recommencement, d’évolution constante mais aussi de folie, la spirale symbolise la ville qui évolue sans cesse, un labyrinthe dont on ne peut s’échapper, ainsi que le destin de John Murdoch qui a lui aussi évolué et n’est plus sous le contrôle des Étrangers, au point de pouvoir rivaliser avec eux.

Il y a aussi la symbolique de l’horloge. Les Étrangers utilisent une gigantesque horloge pour arrêter le temps dans la ville. À plusieurs moments dans le film, la caméra s’arrête sur des montres, et le héros en observe fixement plusieurs. Elles apparaissent comme le symbole de ce temps que les humains ne contrôlent pas et qui leur file entre les doigts, au profit des tout puissants Étrangers.

Le point plus important dans le film reste quand même le rapport aux souvenirs. Proyas utilise souvent les flashs de souvenirs que le docteur Shreber a inoculés au héros. Le film pose alors une grande question : ne sommes-nous forgés que par notre passé ? Des évènements survenus du fait du hasard nous conduisent-ils finalement sur une route toute tracée ? L’expérience menée sur Murdoch est de savoir si les problèmes de son couple, ses fantasmes inassouvis et le traumatisme de son enfance vont forcément le conduire à devenir un tueur de prostitués. Il y a là un débat sur la construction de l’individu, sur le rôle qu’y joue la mémoire. Les passages sur le carnet de dessin montrent combien les objets peuvent servir à ranimer nos souvenirs enfouis et à les retrouver avec bonheur. Il y a là-dessus un vrai travail qui donne une portée socio-philosophique au film.

Dark City reste malheureusement un film assez peu connu. Proyas a pourtant réalisé un vrai chef d’œuvre, riche en thématiques diverses et maîtrisé de bout en bout, ce qui est assez remarquable quand on sait que le film a connu une production chaotique, avec des dépassements de budget et un tournage prolongé. De plus, suite à des projections-test assez négatives, le studio de production a demandé à Proyas de revoir sa copie afin que l’histoire soit comprise par le plus grand nombre. Ainsi, la version cinéma dévoile tous les tenants et aboutissants dès le départ, vendant la mèche avant même le générique et enlevant pratiquement tout mystère au film. Heureusement, depuis 2008, la sortie Blue Ray nous offre la version pensée à l’origine par le réalisateur. Cette director’s cut propose un cheminement inverse, celui de placer le spectateur dans la même situation que le protagoniste, l’obligeant à assembler petit à petit les morceaux sans savoir réellement vers quoi tend le résultat final. Dark City est un classique de science-fiction qu’il faut avoir vu au moins une fois.

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